VD: Слава Україні ! - 05/2023
« Gloire à l’Ukraine ! » Ainsi se termine le discours d’Alexander Chekmenev, photographe de guerre, à l’occasion du vernissage de l’exposition Faces of war le 30 mars dernier à la HEP. J’assiste avec un certain effroi à la table ronde organisée. Avec effroi en raison de la rhétorique de guerre qui me frappe. « Comment expliquer la guerre aux élèves ? » se demande-t-on.
Hanna Perekhoda travaille à la Faculté des sciences sociales et politiques de Lausanne. Elle rappelle que le type de discours majoritairement produit en Suisse est de l’ordre de l’analyse géopolitique qui présente le monde comme un jeu d’échecs. En Russie, la guerre semble s'appuyer sur une mythologie nationale et sert de lutte contre l’accroissement des inégalités. En effet, plus un régime totalitariste se sent fragile à l’intérieur, plus il aura tendance à agresser l’extérieur.
La guerre sert ainsi à resserrer les liens internes.
La tension est palpable lorsqu’émerge la proposition de la didactique du français, à travers Carole-Anne Deschoux, de s’intéresser à toutes les langues présentes dans la classe et de faire ressortir certaines similitudes et différences entre elles, afin de s’apercevoir aussi que ces dernières sont parlées de part et d’autre des frontières et que l’on peut construire des ponts entre elles.
Pour Hanna Perekhoda, les relations entre la Russie et l’Ukraine peuvent se concevoir comme celles d’une ancienne métropole à ses colonies, de l’URSS face à ses anciennes régions. La langue russe veut être ainsi un marqueur de domination culturelle. On peut ainsi comprendre les enjeux non seulement liés à l’enseignement de l’histoire, mais également ceux liés à l’enseignement des langues. Les langues font-elles les nations ?
Je ne sais quasiment rien d’Alexander Chekmenev. A-t-il une famille ? Des enfants ? En l’interrogeant, je suis touchée par une certaine retenue. Que faisait-il lui-même avant le 24 février 2022 ? Comment faut-il lire les photos ? Sur son site ( https://www.alexanderchekmenev.com ), on peut lire qu’il est né en 1969. En 1994, employé dans un centre social, il photographie en particulier les personnes âgées qui devaient changer leur ancien passeport soviétique en passeport ukrainien. Il se rendait alors chez les gens qui ne pouvaient plus se déplacer. Sans être véritablement installé comme photographe, il a photographié les victimes de la crise économique post-URSS, la ruine de l’Ukraine post-soviétique. C’est ainsi que progressivement il s’est fait connaitre. Depuis 1997, il est installé à Khiev comme journaliste photographe. Il a également développé un certain style, qualifié de « chekmenevshina » ( présentation brute de personnes que la société s’efforce en général d’oublier : des sans-abris, des détenus, des démunis, etc. ). Plusieurs de ses photos ont été publiées dans de grands magazines, dont une du président Zelenski dans le Time ( en mai 2022 ).
Chekmenev n’est pas un simple artiste-photographe, un journaliste ordinaire. Il est bien un témoin des événements et réalités de son temps, devenu aujourd’hui par la force de l’histoire, un reporter de guerre.
Sandrine Breithaupt
Au 15 janvier 2023, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme ( HCDH ) a déclaré 18’358 victimes civiles ( 7’031 tuées et 11’327 blessées ) de la guerre en Ukraine.
Visages de la guerre : à visiter jusqu’au 30 juin 2023 du lundi au vendredi ( 8 h – 18 h 30 ). Entrée libre. Espace Points de suspension, HEP Vaud, avenue de Cour 33, Lausanne. Visites guidées possibles. Prendre contact avec Alexandra Kaourova : alexandra.kaourova@hepl.ch.
Guerre et paix ... un duo à repenser pour mieux l’enseigner ?
« Comment expliquer la guerre aux élèves ? » ... ne devrait-on pas enseigner comment faire la paix ? Je prends contact avec Michel Neumayer. Ancien prof d’allemand, il a grandi dans un milieu bilingue, « avec le sentiment qu’il y avait des langues de seconde zone ( l’alsacien de mes parents et grands-parents ), des langues haïssables ( l’allemand bafoué par la perversité nazie ), des langues de cœur ( le Rhénan parlé dans le quartier ), la langue nationale. .. » 1 et s’intéresse à l’idée de Culture de paix. Interview :
Qu’est-ce que la culture de paix ?
Michel Neumayer : Dans cette expression, le mot central est celui de « culture ». C’est une culture à installer dans l’histoire, le temps, le rapport à l’autre. Il ne s’agit pas de lutter pour la paix, mais plutôt contre une forme de naïveté, croire que les conflits peuvent s’arrêter vite par exemple. La culture de paix met en évidence que dans les relations, il existe toujours différents points de vue. Il s’agit donc de tous les entendre, sans chercher d’emblée à les juger.
En classe, comment expliquer la guerre aux élèves ?
On n’enseigne pas la guerre, on doit enquêter sur son émergence. L’histoire des deux pays qui sont en guerre et comment le conflit est né. « La vérité » est une construction liée à des contextes, à un état des documents disponibles, à leur disparition parfois. Par exemple, comment on enseigne l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale en Allemagne et en France ? On peut faire travailler les élèves à partir de manuels à deux voix.
Peut-on enseigner la paix ?
Josette Fontaine, une amie et ancienne institutrice en France, a notamment travaillé sur la violence dans les cours d’école. Elle montre qu’il s’agit d’impliquer les enfants dans la gestion des espaces scolaires. Par exemple, à la récréation, il faut sortir de cette habitude des adultes qui font les gendarmes. Les solutions aux conflits viennent des groupes qui travaillent ensemble à la résolution des problèmes. C’est au quotidien que l’on développe une culture de paix.
Comment expliquerais-tu les photos de Chekmenev aux élèves ?
Ce qui fait une bonne photo, c’est le détail qui te frappe, celui qui point ( du verbe poindre, émouvoir ). C’est là que tu entres dans la photo en tant que sujet. Je fais référence à Barthes 2 qui distingue le punctum ( le détail qui point de façon involontaire ) et de studium ( le détail est placé intentionnellement en référence à un code ). Les enfants doivent apprendre à regarder les photos. Qu’est-ce qui frappe en les balayant de haut en bas et de gauche à droite ? Qu’est-ce qui point ?
Alexander Chekmenev : un photographe devenu reporter de guerre
Depuis le vernissage le 30 mars dernier, les visages accrochés dans les couloirs nous dévisagent à leur tour. Ils témoignent de leur vie en zone de guerre. Accompagnée d’Alexandra Kaourova, médiatrice culturelle et traductrice pour cet instant, j’ai la chance de rencontrer le photographe. Interview :
Je dois vous dire que jusqu’aujourd’hui, la guerre en Ukraine était pour moi un discours. J’ai le sentiment qu’elle vient de me frapper, avec vos propos, avec vos photos. Comment faites-vous pour vivre à la fois en zone de conflit et ici, en zone de paix ?
Alexander Chekmenev : Quand vous regardez ici autour de vous [par la baie vitrée de la HEP, nous voyons le lac et les montagnes en arrière-fond], c’est le paradis. Là-bas, c’est l’enfer. C’est comme si on était parachuté sur une autre planète.
On ne comprend pas vraiment ce que cela signifie de basculer d’un jour à l’autre dans une guerre. C’est très difficile à concevoir.
Eux non plus ne l’ont pas compris. Ceux qui sont morts à Boutcha. Ceux qui sont morts, les femmes, les enfants, les personnes âgées, à Marioupol dans l’explosion d’une bombe sur un théâtre. Ils n’ont pas compris comment il était possible de tuer des innocents non armés. La famille qui a sauté sur une mine avec ses enfants ne le comprenait pas non plus. Ce ne sont pas des cas isolés.
Mais nous ne risquons pas notre vie.
Les gens n’ont pas eu le temps de réaliser qu’ils étaient en train de se faire tuer. Lorsque les premiers réfugiés sont arrivés en Pologne, ils ont pu lire une pancarte indiquant : « Ukrainiens, ici vous êtes en sécurité. » C’est ce qu’offre l’Europe. Elle offre la sécurité à nos femmes, nos enfants et nos personnes âgées.
Que diriez-vous aux enseignantes et enseignants qui viennent visiter l’exposition avec leurs élèves ? Quel est le message principal qu’ils doivent leur transmettre ?
( Le silence s’installe. Je laisse le temps à Chekmenev de sa réponse. Il semble calme, mais au fond de lui, que se passe-t-il ? )
C’est simple et compliqué à la fois comme question. C’est la première fois qu’on me demande cela. La guerre, dans le monde contemporain, n’est pas une confrontation entre deux armées hostiles. C’est avant tout la destruction de la population civile, de ceux qui se défendent. Si, sur les portraits, vous voyez des gens vivants et en entier, vous devez comprendre qu’ils sont blessés à l’intérieur. Ces pertes sont plus importantes que les pertes des soldats. Je n’ai jamais dit cela à personne.
1 Relever les défis de l’Éducation Nouvelle. 45 parcours d’avenir. Paru en 2009 chez Chronique Sociale.
2 Roland Barthes. La chambre claire. Note sur la photographie. Paru dans les Cahiers du cinéma, chez Gallimard Seuil.
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