Pages ouvertes - 2/2023
Rester motivé·e dans une société où les distractions sont reines
« Hier soir, je voulais réviser les maths. Pour me donner du courage, j’ai regardé quelques vidéos sur mon téléphone … et quatre heures plus tard, je me suis rendu compte qu’il était trop tard pour travailler et que j’avais perdu ma soirée. »
Ce constat, entendu de la bouche d’un de mes élèves de 17 ans, n’est de loin pas exceptionnel : beaucoup de nos jeunes perdent des heures – de leurs propres dires – chaque jour devant un écran. Et d’ailleurs, sommes-nous vraiment meilleurs, nous les adultes, dans ce combat contre les distractions ? Ne sommes-nous pas également vulnérables face aux tentations de toute sorte ? N’avons-nous pas tendance à remettre à plus tard les tâches fastidieuses ? La raison en est à chercher dans le fonctionnement de notre cerveau.
Pour comprendre le mécanisme en jeu, je vous invite à répondre à cette question : quelle option choisissez-vous entre les deux suivantes ? Recevoir 100 francs de ma part immédiatement ou alors attendre demain pour toucher 120 francs ? Les réponses sont généralement partagées : certain·es préfèrent empocher la mise tout de suite et en profiter sans plus attendre. Un « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras », comme le souligne le dicton populaire. D’autres, en revanche, optent pour un bénéfice accru en différant d’un jour leur satisfaction.
Le phénomène « escompte hyperbolique »
Imaginons maintenant que la question ne concerne plus aujourd’hui, mais la même situation projetée dans l’avenir. Préférez-vous 100 francs dans un an exactement ou alors 120 francs dans 366 jours ? Ici, les réponses sont unanimes : si l’on a déjà patienté toute une année, cela ne nous coute rien de plus d’attendre un jour supplémentaire. Ainsi, bon nombre de personnes préfèrent empocher la plus petite somme immédiatement, tout en étant prêtes à attendre un jour de plus dans le futur pour optimiser leur bénéfice. Un tel raisonnement est naturellement biaisé. Dans les deux cas, il s’agit de 20 francs pour un jour d’attente ! La réponse devrait donc logiquement être semblable dans les deux situations. Mais non : des centaines d’expériences réalisées dans le cadre de l’économie comportementale ont permis aux chercheur·es, en faisant varier les montants et les délais d’attente, d’établir que la valeur subjective d’une récompense tend à diminuer à mesure que le délai pour en profiter augmente. Ce phénomène a été baptisé «escompte hyperbolique», parce que cette perte de valeur prend la forme d’une courbe hyperbolique. Le corollaire est qu’on assiste à une actualisation hyperbolique de même nature à mesure qu’une récompense devient imminente : sa valeur subjective augmente drastiquement.
Pour notre cerveau, une récompense devient d’autant plus attractive et valorisée qu’elle est imminente. Notons que cette configuration a été très utile pour la survie de nos ancêtres lointains : il fallait qu’ils jettent leur dévolu sans attendre sur toutes les opportunités d’augmenter leurs chances de survie quand elles se présentaient à eux. Mais il y a une conséquence à cela : il arrive forcément un moment où nous allons préférer une modeste récompense immédiate à un bénéfice substantiel différé. Ce « renversement des préférences », comme les psychologues le nomment, est ancré en nous et toute la bonne volonté du monde peut se révéler insuffisante pour le contrer. C’est mathématique, car découlant de la forme hyperbolique des courbes d’actualisation, comme l’illustre le graphique suivant :
Cette découverte permet de comprendre pourquoi le fumeur allume sa cigarette ( plaisir immédiat ) sachant pourtant qu’il se fait indiscutablement du mal ( la santé étant un bénéfice certes appréciable, mais tellement lointain ) ; pourquoi nous nous jurons de tenir un régime alimentaire strict et que nous craquons devant un dessert ou une crème glacée ; pourquoi nous planifions de faire de l’exercice, mais que le soir venu, l’appel du sofa se fait irrésistible ; et surtout pourquoi l’étudiant·e planifie ses révisions pour la fin de journée mais qu’au moment d’ouvrir ses livres, la tentation des écrans l’emporte, à son grand dam.
« Quand on veut, on peut » ?
La démotivation pour le travail scolaire peut ainsi se comprendre comme une concurrence entre deux objectifs divergents : une gratification modeste mais immédiate face à un effort à fournir pour une récompense plus grande, mais différée. En d’autres termes, la motivation à se faire plaisir surpasse celle à œuvrer à un objectif pourtant valorisé. Pour nos élèves – et pour nous aussi –, céder à l’appel de la distraction plutôt que de travailler. Une telle explication est validée par la recherche en neurosciences cognitives, montrant que le circuit cérébral de la récompense l’emporte alors sur l’activité du cortex préfrontal. Et il faut bien l’avouer, dans notre société, tout semble fait pour nous tenter et nous détourner de nos objectifs à long terme : rester en forme, obtenir un diplôme ou une promotion, progresser dans un art ou un sport, mener une vie de couple et de famille épanouissante… Vivent les tentations et les distractions à profusion !
Si le mécanisme est connu et solidement établi, il n’en demeure pas une fatalité pour autant ! Comment faire pour y échapper ? Tout d’abord, ne pas croire que c’est une question de volonté. On ne répètera jamais assez à quel point il est culpabilisant d’asséner à un·e jeune que « quand on veut, on peut ». La culpabilisation n’est pas d’une grande aide pour motiver quiconque à étudier ( ni un fumeur à cesser d’ailleurs ). La porte de salut est connue depuis l’Antiquité et c’est Homère, dans L’Odyssée, qui la livre. Ulysse, pour rentrer chez lui après la guerre de Troie, doit naviguer près de l’ile aux Sirènes, redoutables tentatrices au chant aussi envoutant que dangereux. Ulysse se sent fort quand il pense à l’épreuve qui l’attend. Mais il sait qu’une fois en présence des Sirènes, sa volonté s’évanouira soudain. Il anticipe le renversement des préférences et s’en protège en ordonnant à ses marins … de le lier au mât du navire. Ce qui sauvera les vies de tout l’équipage.
Décider soi-même du cadre
Ulysse, à n’en pas douter, ne manquait pas de volonté mais il en connaissait les limites. Et il nous offre par là-même l’antidote au renversement des préférences : prendre une décision contraignante avant d’être confronté à la tentation, ce que l’on nomme pré-engagement. L’étudiant·e qui veut obtenir son diplôme peut s’inspirer d’Ulysse : décider à l’avance du cadre à donner à son travail et ses révisions en écartant les tentations : étudier à la bibliothèque, donner son smartphone à ses parents le temps de finir son programme journalier, installer une application de contrôle qui bloque l’accès à internet ( ou aux réseaux sociaux en particulier ) après un temps prédéfini d’utilisation, etc. Et rappelez-vous : Ulysse n’a pas pu se lier lui-même au mât du navire ; seuls ses marins pouvaient serrer le nœud suffisamment fort pour que notre héros ne puisse s’échapper.
Tout un ensemble d’études récentes en laboratoire et sur le terrain ont établi l’efficacité des méthodes de pré-engagement. Celles-ci permettent d’atteindre les objectifs fixés alors même que nos envies passagères tendraient à nous en détourner. Elles surpassent clairement le seul recours à la force de la volonté, prompte à défaillir. Dans une société où les distractions sont légion, à portée d’un clic en tout temps, elles offrent une parade puissante, basée sur un principe simple : décider de son comportement avant d’être confronté·e à la tentation, de manière à ne pas devoir lutter contre soi-même et ses envies. Et au besoin de s’y contraindre, en se liant symboliquement au mât de son navire …
Yves-Alexandre Thalmann
Yves-Alexandre Thalmann est professeur de psychologie-pédagogie (OC) et médiateur scolaire au Collège Saint-Michel à Fribourg. Il est l’auteur du livre Motivations paru en 2022 chez Humensciences, qui regroupe toutes les explications détaillées et les références scientifiques à ce texte. Il anime régulièrement des formations sur le thème de la motivation. https://yathalmann.ch/motivation.htm
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